TÉMOIGNAGE

La tombe de Téta

Soixante-dix ans… Ce mardi, le 15 mai, a marqué 70 ans depuis l’expulsion des Palestiniens de leurs terres. Parmi eux, Téta, ma grand-mère. Soixante. Au moment où j’écris ce texte, un soixantième manifestant non armé vient d’être assassiné par les tireurs de l’armée israélienne. Aux manifestants, à Téta, enterrée dans un camp de réfugiés, j’offre ce chant d’amour.

Le cimetière du camp était particulièrement beau ce jour-là. Il avait plu la veille. Le sable était d’une couleur rouge vif et le marbre de la tombe de Téta n’avait pas encore accumulé la poussière de la journée.

Le cimetière est mon endroit préféré de tout le camp. Le seul espace qui fait reculer les murs, et où l’on peut se rafraîchir sous un olivier. La brise y danse allègrement. Elle taquine les arbres qui chuchotent dans les oreilles des visiteurs. Certains sourient, d’autres s’agenouillent et d’autres encore pleurent doucement.

C’est ici, à Burj-Al-Barajneh (Tour-de-toutes-les-Tours), en banlieue de Beyrouth, que mes grands-parents et leurs 10 enfants se sont réfugiés après la Nakbah, la Catastrophe, de 1948. Année après année, les tentes disparaissaient sous les toits de zinc, et les toits de zinc sous les blocs de béton, et les blocs de béton s’accumulaient l’un sur l’autre sans ordre sauf celui de la survie. Les légendes des réfugiés racontent les détours par le salon du voisin pour accéder au sien. Premiers visiteurs : n’errez pas loin ! D’une chambre à l’autre, vous changerez de maison ! 

D’une certaine distance, le camp projette une beauté étrange. Les fenêtres, de toutes les formes, collées aux façades délabrées à gauche, à droite et au centre, évoquent les gratte-ciel des grandes villes métropolitaines. De loin, je vois pourquoi, enfant, j’aimais tant le camp. Imaginez seulement toutes les merveilleuses cachettes !

Mes premiers souvenirs du camp se résument à neuf poules, un grenadier et un framboisier. Fillette de 5 ans, mon défi quotidien consistait à me lever avant Téta et Jiddo, mes grands-parents, pour jouer avec les poules. Mais peu importe l’heure où je me réveillais, ils étaient toujours déjà levés ! Jiddo prenait alors sa petite échelle et me cueillait des framboises, ou me tranchait une grenade. Téta lui faisait aussitôt des reproches. « Hamid ! Des fruits si tôt le matin vont donner à la petite des maux de ventre ! » Que j’étais heureuse à ces moments de la surdité de grand-papa ! Et pour les poules, bien sûr défendues par Téta, je manœuvrais pour les toucher en offrant « généreusement » de recueillir les œufs du petit-déjeuner.

Le jour de la visite du cimetière, nous nous étions réunis pour saluer Téta avant de repartir à Montréal, comme nous avions l’habitude de le faire tous les étés. Le rituel se déroule ainsi : mes parents, mon frère et moi, et mes enfants pénétrons la banlieue sud de Beyrouth depuis la route de l’aéroport. Nous entrons par la minuscule ruelle de l’avenue de l’École de formation professionnelle. Nous faisons la traversée du camp, toujours en se perdant un petit peu.

Les rues du camp, voyez-vous, poussent à la manière des arbres. Elles bifurquent en mille branches qui s’étendent dans toutes les directions jusqu’à se heurter contre les checkpoints qui marquent la frontière avec la ville. Les chemins se replient alors et s’entortillent. Les exilés qui s’éloignent trop longtemps ne parviennent plus à repérer leur maison dans les dédales du camp. Les réfugiés qui y restent trop longtemps finissent par creuser une tombe dans le cimetière.

Téta n’a jamais voulu quitter des yeux le lieu qui l’a abritée depuis son déracinement. Même lorsque son fils, mon père, lui a offert un appartement, elle a insisté qu’il soit avec vue sur le camp. Elle est décédée dans son lit, entourée de cinq générations de réfugiés et d’enfants de réfugiés.

Soixante-dix ans de réfugiés, déracinés, exilés que la vie avait éparpillés et que la mort rassemble le 1er août de chaque année dans les banlieues de Beyrouth, au cœur du camp où Téta avait élevé ses six garçons et quatre filles. Certains disent qu’elle avait 85 ans. D’autres membres de la famille comptaient plutôt 90. Pour mes filles, Téta Hajjeh, leur arrière-grand-mère, avait et aura toujours 150 ans. Personne ne le sait vraiment, puisque Téta ne marquait pas les anniversaires par le nombre d’années, mais plutôt par le nombre de ses tresses qu’elle coupait depuis l’adolescence aux grands moments de sa vie et qu’elle cachait jalousement dans son oreiller, des tresses noires dont certaines avaient été coupées en Palestine et apportées avec le peu d’objets qu’il lui restait de sa maison rasée.

Non. Personne ne savait l’âge de ma grand-mère, car Téta marquait les anniversaires par les grandes tempêtes de la Méditerranée qui balayaient le port de Akka, Acre, et par les guerres perdues et gagnées. « Tu es né le jour où Haïfa est tombée », disait-elle à mon père. « Tu es née l’année des grandes pluies », disait-elle à ma tante. Puis un jour, le déluge était tel que des villages entiers furent emportés. Un jour de 1948, on ne sait plus lequel, un petit village de 1200 habitants qui s’appelait Kwaikat, situé dans la Galilée, au nord de la Palestine, fut rayé de la carte par des bulldozers et des soldats armés de mitraillettes. Hilweh, une jeune femme dans la vingtaine, mère de six enfants, dont un bébé, mon père, et Hamid, son mari, sont devenus des sans-terre.

Le jour de l’anniversaire de sa mort, le rituel se poursuit ainsi : rendue au cimetière, la famille se repose le temps de raconter aux enfants quelques anecdotes, et de leur décrire le jardin qui entourait la maison de Téta et Jiddo avant que tout ne soit détruit.

Peu importe combien de fois on leur répète l’histoire de leur arrière-grand-mère, neuf ans après sa mort, l’effet est toujours le même. Les enfants cueillent le rihane, basilic, du jardin du cimetière, Téta aimait l’odeur du rihane, et replantent l’herbe sur sa tombe, enveloppée du parfum de la Palestine.

Soixante-dix ans… Téta… Mes parents… Moi… Mes enfants… Coquilles que les vagues crachent et ravalent sans arrêt. Jamais trop loin, jamais assez près.

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